lundi 26 mai 2025

"L'odeur du graillon", de Rémi Letourneur

 

Publié par Cheyne Éditeur, dans sa "Collection Grise", "L'odeur du graillon" est le premier livre de Rémi Letourneur.
Ce recueil de poèmes en vers libres se divise en sept parties, parcours d'une semaine complète.
À part que là, le narrateur ne se repose pas le septième jour. Il repart plutôt à l'aventure, à la recherche de quelque graille.

"L'odeur du graillon", trait d'union de toutes ces journées, ponctue chaque séquence du livre.
Le narrateur, après avoir plaqué ses parents retournés en enfance (point de départ de la révolte en cette première journée), part en errance, à la rencontre de la "vraie vie".
En vérité, il ne bouge pas tant que ça, passe sa journée à traîner dehors. Oui, mais il y rencontre une communauté qui semble solidaire, la communauté de celles et ceux qui se révoltent contre l'ordre et retrouvent la matérialité - devenue sauvage à cause de tant de confort ordinaire - des choses.

"L'odeur du graillon" est pour moi un texte limpide, qui doit se lire vite, au rythme de ses vers souvent coupés courts, comme quand on agit, texte à la fois narratif et rempli d'images nettes, qui donnent du souffle à l'ensemble. 

Bref, un très bon recueil de poèmes, sans que l'on ait à s'occuper qu'il soit le premier ou pas de son auteur, en fin de compte !

La préface de "L'odeur du graillon" de Rémi Letourneur est de Bruno Berchoud.

Extrait (le début de la cinquième partie) :

"limpide j'étais
sans béquille dos bien droit les cheveux sur le nez
avalé plein de bornes
je jure
mes semelles aussi ont besoin de graille
j'ai ratisssé
aux déserts de la ville
les rues qui ne portent pas de façade
cramponné mes doigts sur des rampes de poussière
nagé dans l'air des zones industrielles
où rien ne se touche avec la peau
où tout flotte
dans les marais d'aluminium

avalé tonnes de bornes j'ai fait
remonté en rappel
le fil jaune des routes départementales
piétiné les quartiers
qui se couchent de jour
et tirent leurs stores à la bougie du soir
fait aussi
pénétré la matière et son silence de pschit
tout ça j'ai fait
j'aimais
le mouvement de mes bras contre les rebords effacés
        du monde

limpide j'étais
je tenais ma solitude par la taille

personne pour m'empêcher de chier par terre
de glisser
dans le flux des jouissances qui s'allongent
        comme un blanc d'œuf
personne
pour me cacher les ciels
les bouts de toits
et les paupières du soir cobalt
aguicheur
rien que pour moi
je me racontais des voyages qui n'arriveraient pas
tapais d'énormes branlettes
sur les seins en terre rouge
du terrain vague (...)"

Si vous souhaitez vous procurer "L'odeur du graillon", de Rémi letourneur, qui est vendu au prix de 18 €, rendez-vous sur le site de l'éditeur : https://www.cheyne-editeur.com/livre/productidn/3073395/lodeur-du-graillonrmi-letourneur

mercredi 21 mai 2025

"Murs / Fragments de chantier", de Charlotte Minaud

 

Publié par "Décharge / Gros Textes", dans sa collection Polder, "Murs / Fragments de chantier", de Charlotte Minaud, m'a fait plaisir à découvrir.

Il y a longtemps que je n'avais pas lu de livre consacré totalement au travail manuel. Rien qu'au travail, c'est déjà rare ! Mais au travail manuel, c'est carrément un exploit.

Mes ascendants étaient des travailleurs manuels. Alors, même si aujourd'hui, je bosse au bureau, je n'oublie pas mes origines. Et les chantiers, ça me rappelle beaucoup de souvenirs. Donc, je peux confirmer qu'il y a là du vécu. La dureté du travail, le caractère répétitif de certaines tâches (rendu à travers le geste de "poncer"), son anonymat face à l'indifférence qu'il suscite alentour, tout y est.

Il faut dire que l'ambiance des chantiers semble être moins à la bonne franquette qu'autrefois. Le recours à l'intérim et à la sous-traitance diminue la solidarité entre les travailleurs, qui perdent leurs collègues une fois le chantier fini avant d'en trouver d'autres etc.

Le style de ces proses traduit bien cette ambiance. Le lecteur y trouve des phrases courtes, hachées, avec un recours très fréquent à la forme infinitive et au pronom indéfini "on".

Malgré tout, une fois ce recueil refermé, bien que le côté négatif des chantiers soit surtout montré, je ne parviens pas à trouver l'ensemble déprimant. Sans doute parce qu'il se situe d'emblée dans l'action.

Extrait de "Murs / Fragments de chantier", de Charlotte Minaud :

"Murmurer aux murs sa peine sa douleur. Sans cesse. Ses mots de trop. Retrouvez chacun d'eux, vous saurez. La peine, la douleur. Physique. Mentale. Il en faut du courage pour enfiler les blancs. Sales et informes. Il en faut du courage. On en manque pas. Non. On en manque pas. Et dans tous les murs des peines et des douleurs. Imprimés. Marqués. Tendez. Tendez oreilles. Ouvrez cœur à la peine. Et vous saurez."

La préface de "Murs / Fragments de chantier" est de Virginie Gautier. La couverture est l'œuvre de l'"Atelier des échelles", dont fait partie l'autrice.

Si vous souhaitez vous procurer "Murs / Fragments de chantier", de Charlotte Minaud, qui est vendu au prix de 7 € (+ 2 € de frais de port), rendez-vous sur le site de l'éditeur : https://www.dechargelarevue.com/Polder-206.html

vendredi 16 mai 2025

"Seuls les œufs durs résisteront", de Thibault Marthouret

 

Sixième livre de poésie publié par Thibault Marthouret, cette fois-ci par Backland éditions, "Seuls les œufs durs résisteront" déconcerte de prime abord par son titre, formule sans appel et qui pourrait sonner comme la seule certitude d'une vie, à vrai dire, assez… inattendue !

Puis, à la lecture de "Seuls les œufs durs résisteront", je reste bluffé par la richesse de son contenu, champ lexical étendu, vocabulaire plus ou moins soutenu au cours d'un même poème, bribes de conversation, changements d'angles de vue permanents. Chaque poème de ce livre tient debout avec cet attelage pourtant impressionnant, voire improbable, ce qui inclut les changements de direction rapides, les raccourcis qui visent en plein cœur ("Vivre revient souvent à trouver une solution / pour finir par s'apercevoir qu'elle est inadéquate / ou abominable"), bref l'imprévu et donc la poésie qui en découle.

Alors, qu'en est-il des œufs au milieu de tout cela ? Pour moi, je l'interprète comme une image du plus petit lieu indivisible de vie possible. Plus resserré encore que cette île où l'auteur situe ici le lieu d'une résidence d'écriture.

À l'intérieur de ce monde dont Thibault Marthouret montre l'éclatement extrême, il n'est pas facile de s'y retrouver. Le poète, dans son intimité, s'y sent quelque peu déboussolé. Mais moi, en tant que lecteur, j'aime m'y perdre.

Il y aurait même de la solitude dans l'air que la multiplicité de genres et d'interlocuteurs (ils, elles, toi surtout), questionnés à travers d'incessantes tentatives de dialogues, tendrait à accroître.

Le résultat de ces explorations pourrait être désespérant : à quel sein se vouer donc ? Mais non, à aucun moment, les poèmes de "Seuls les œufs durs résisteront" ne sombrent dans cette déprime. Ils gardent davantage d'objectivité, s'amusant même de ces problèmes de communication dans le couple ou au-delà.

L'impression de ne pas être toujours à sa place n'est pas si déstabilisante. Car elle relève du quotidien dans lequel nous sommes tous embarqués. Seul un poète peut reconnaître la distance qui le sépare d'une réalité trop brute et l'accepter (cet aveu d'impuissance dérangerait des personnes plus terre à terre).

Extrait de "Seuls les œufs durs résisteront", "C'est ton signet" de Thibault Marthouret : 

"Tu me lis.
Je sens tes cils entre mes lignes.

Mes pensées nocturnes étaient les tiennes.
Tes rêves se dissimulaient dans les miens
pour passer la douane de l'aube.

Quand je m'endors, t'endors-tu encore ?
Glisses-tu ton pouls dans mon pouls ?
Ton arme blanche dans l'obscurité de mon sommeil ?

Dors-tu quand je dors ou bien quoi alors ?
Tu gaines mes nerfs et te retires.
Tu dénudes mes fils, avales mes décharges

nous oblitères

dans le silence électrique où tu palpites
pulsatile dans mon palpitant je te sens
tu me lis je te sens

j'efface deux emails deux messages indésirables
ouvre un melon dans ma tête
pâle orange en plein décembre pour t'échapper

melon mental hivernal
tranché - une demi-lune t'éclipse

mais comment m'endormir
quand j'ignore à quoi tu occupes nos nuits ?
Lesquels de tes rêves mauvais vas-tu me léguer en plein jour ?

Tu me lis et je sens ton souffle
sur le grain de ma vie
sur la peau rougie de mon île en hiver.

Tu me lis et me réveilles
referme l'ouvrage d'un coup sec.

Sur mon visage ton épaisseur de plâtre.
Sous mon visage de plâtre ton épaisseur
ta nuit gonflée de vaisseaux sanguins

ton t-shirt militaire sous mon melon d'hiver
kaki sous le pâle orange
ton marque-page dans ma nuit blanche

je sens tes cils entre mes lignes
ton signet - ma colonne
la même lune dans le caniveau de nos veines."

Si vous souhaitez vous procurer "Seuls les œufs durs résisteront", de Thibault Marthouret, qui est vendu au prix de 17 €, rendez-vous sur le site de l'éditeur : https://www.backlandeditions.fr/produit/seuls-les-oeufs-durs-resisteront-de-thibault-marthouret/