jeudi 23 mai 2013

"N" de Philippe Jaffeux


Autant le dire d'emblée et pour être franc, "N" n'est pas un texte facile à lire car son contenu et surtout sa densité sont inhabituels, même dans un domaine comme celui de la poésie.
Ce qui frappe d'abord, c'est l'identité visuelle des textes qui composent "N". Cette identité visuelle repose sur une généralisation de plusieurs contraintes d'écriture, à partir de la contrainte-racine de l'existence des 26 lettres de l'alphabet, de A à Z, en passant par N.
Je veux ici me limiter à une description de ces aspects formels visibles du lecteur "pressé" : 26 textes pour chacune des 26 lettres de l'alphabet, donc ici, pour N, quatorzième lettre de l'alphabet : 26 carrés de 14 cm de côté (196 cm1 de superficie) qui contiennent 196 lettres n dont chacune des apparitions est décalée.
Ainsi, chaque lettre a ses spécificités. Par exemple, si le "O" engendre des poèmes en cercle, le "N" donne naissance à des exposants n qui se multiplient au fur et à mesure de la progression des 26 textes. On voit également très nettement une variation dans les interlettrages à l'intérieur d'une phrase.
Vous me direz à présent : où est la poésie là-dedans ? Toutes ces contraintes paraissent très lourdes... Ou bien, de tels principes d'écriture, c'est tout simplement anti-lyrique !
Je vous répondrai que ce n'est pas si évident que cela. Tout d'abord, les contraintes de langage ne concernent en priorité que leur auteur. C'est de la cuisine interne. Libre au lecteur de l'étudier ou pas. De plus, et c'est bien connu, les contraintes peuvent être étonnamment créatrices pour l'imagination de l'auteur et... du lecteur !
Ainsi, cette mise en page sophistiquée de "N" n'aboutit pas ici à une étude sur le langage, pas plus d'ailleurs que sur une étude du genre humain. Le sujet de "N", c'est bel et bien la contrainte elle-même. Et plus précisément, le décompte des chiffres constitutifs du poème, la géométrie de ce dernier. Et voilà où est la force de ce recueil (je pourrai dire la même chose des autres lettres non publiées ici) : dans la quasi-infinité de ces variations sur un thème a priori impossible à traiter.
En fait, Philippe Jaffeux, quand il écrit, se situe dans l'éternel présent. Il n'y a pas de continuité logique entre les phrases qui peuvent tout à fait être générées dans le désordre par une machine programmée à cet effet. L'auteur ne fait que décrire poétiquement ses contraintes arithmétiques, comme s'il imprimait de nouveaux objets avec une imprimante en 3D. Ses phrases, en même temps, sonnent comme des sentences prophétiques. Et c'est là que la poésie intervient, puisque l'auteur nous fait découvrir de nouveaux mondes imaginaires, qui présentent les mêmes caractéristiques spatiales que celles du monde visible directement, et qui sont la traduction d'une activité cérébrale ininterrompue.
Et là, du coup, la poésie de Philippe Jaffeux s'éclaire et révèle sa véritable originalité par rapport à ce qui est publié aujourd'hui.
Quelques exemples de phrases reproduites au hasard sans souci de leur typographie (page W de N):

"La levée de trente trois lignes de front défend un bouclier rectangulaire avant de se réconcilier avec la position inattaquable"
"Un ordinateur idéal approfondit la pression d'une page qui rejaillit sur la mystérieuse pratique d'un chiffre fluide"
"L'élan concentrique de trente deux nerfs ricoche sur vingt-six muscles prêts à plonger sous l'énième fuite d'un alphabet décentré"
"Je ponctue mon élévation tragique vers le sourire d'un abécédaire pour esquisser ma quatorzième chute sur un vide burlesque"
"Un rectangle vide se heurte à la mesure interlinéaire d'un carré si je protège la plénitude d'un mouvement géométrique"
"Je ralentis l'essence d'un quatorzième accident car un bloc de pages explosives gonfle le vide d'un moteur emballé".


Pour en savoir plus sur ce livre disponible au prix de 14 €, rendez vous sur le site de l'auteur, http:///www.philippejaffeux.com/ ou écrire à l'éditeur Passage d'encres éditions - Moulin de Quilio 56310 GUERN.

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